La charge raciale: un facteur oublié de la santé mentale

Alors que la santé mentale a été décrétée comme ‘grande cause nationale’ en France pour l’année 2025 plusieurs voix s’élèvent ces dernières années pour dénoncer un poids invisible mais bien présent : la charge raciale.  Ce concept désigne l’ensemble des pressions psychologiques, affectives et sociales que les personnes racisées doivent supporter au quotidien du fait du racisme systémique. Cette charge ne se limite pas aux actes discriminatoires directs mais englobe aussi les micro-agressions, l’hypervigilance constante et le sentiment d’insécurité face à des institutions perçues comme hostiles – notamment la police.  

Aujourd’hui, en Europe, il existe peu d’études scientifiques sur l’impact que peut avoir le racisme sur la santé mentale et physique des personnes racisées.  Pourtant, en 2024, un rapport de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) établissait ce constat : “Selon l’INSEE, en 2024, pour 56 % des victimes de discriminations liées à l’origine, la couleur de peau ou la religion entraînent un impact psychologique « plutôt important » ou « très important »”. L’étude souligne que cela peut se traduire par de l’anxiété, des troubles dépressifs ou encore une fatigue liée à un “effort mental constant pour s’adapter au racisme”. 

 Origines du concept

 Dans son livre “La charge raciale: vertige d’un silence”, l’autrice Douce Dibondo revient sur les origines de cette notion. Celle-ci trouve ses racines dans les écrits du sociologue américain W.E.B Du Bois, dès le début du XXe siècle, qui décrit l’expérience des Noir·e·s américain·e·s comme marquée par une confrontation au regard blanc. C’est ce que l’on nomme “la double conscience”: ces groupes minoritaires perçoivent leur identité à travers leurs propres yeux mais aussi à travers ceux du groupe dominant, qui lui impose une perception d’eux-mêmes souvent dévalorisante. 

Le psychiatre français Frantz Fanon approfondit cette réflexion en analysant les effets psychologiques du racisme et de la colonisation. La race, en tant que construction sociale, agit comme un mécanisme qui réduit l’individu à une identité stéréotypée et négative, niant son humanité. C’est ce qui provoque, chez le sujet racisé, une certaine détresse.  

Ainsi, pour Douce Dibondo, la charge raciale s’inscrit dans la continuité de ces analyses et est fortement caractérisée par “l’assignation à la race et le déni [des] individualités qu’elle fait porter sur les vies noires”. Elle renvoie aussi à la difficulté à verbaliser cette expérience car celle-ci est minimisée et surtout intériorisée, en particulier par celles et ceux qui la subissent.  

La charge raciale est donc un héritage de la colonisation et des oppressions raciales. C’est aussi un fait social qui façonne les conditions de vie et la manière dont les personnes racisées perçoivent la société et adaptent leur comportement. Elle se manifeste ainsi à deux niveaux : par un poids extérieur, via le racisme systémique, et par une pression psychologique interne.  

Cette réflexion a connu un regain d’attention en France avec la multiplication des violences policières. C’est la chercheuse Maboula Soumahoro qui explique que les personnes racisées vivent ces violences de manières intimes. C’est à dire qu’elles s’identifient aux victimes qui pourraient être leurs proches. La charge raciale, au delà de l’analyse personnelle, se vit de manière collective pour les groupes minoritaires.  

 Quelles sont les manifestations psychologiques et sociales quotidiennes de la charge raciale chez les personnes racisées ? 

Consciemment ou non, les personnes racisées ont développé certaines habitudes et mécanismes dans des lieux où la norme dominante est blanche. Comme le souligne Douce Dibondo, ces personnes ont adopté des façons de parler, de se comporter mais aussi de penser dans l’espoir de passer inaperçu ou de se faire accepter dans certains groupes.  

Cette constante adaptation met les individus sous pression. Ils se voient dans l’obligation de jouer une sorte de rôle au quotidien face à des interlocuteur·ice·s chargé·e·s de préjugés. A long terme, cette situation devient épuisante, et entraîne “un éclatement de soi”. En plus de devoir nier son identité, la charge raciale abîme les corps par du stress, des troubles du sommeil, des migraines, un mal-être constant.  

Ces douleurs sont aggravées par ce que l’on appelle la “charge vicariante”. Il s’agit du fait de ressentir une douleur émotionnelle en étant témoin des violences racistes vécues par d’autres personnes de sa communauté, souvent relayé aujourd’hui par les médias ou les réseaux sociaux (documentation des violences policières par exemple). Même à distance, ces événements activent une peur et un sentiment permanent d’insécurité.  

 Enfin, dans son livre, Douce Dibondo explique que la charge raciale ne s’arrête pas à la sphère mentale. Faire face au racisme ordinaire (remarques ou attitudes banalisées mais répétées) oblige les personnes racisées à parfois adopter un certain comportement pour ne pas être ciblé, que cela soit dans la rue ou dans des espaces professionnels.  

 Quels freins à la prise en compte du racisme en santé mentale? 

En 2024,- le centre d’études Indiville et l’UNIA (institution publique belge de lutte contre les discriminations) ont réalisé une étude exploratoire dans la région Bruxelles-Capitale sur le sujet. Bien que le rapport final ne soit pas représentatif de la situation à l’échelle nationale ou européenne, elle permet de saisir brièvement les limites qui peuvent freiner la prise en compte du racisme comme facteur impactant la santé physique et mentale.

Basé sur une vingtaine d’entretiens menés auprès de professionnel·le·s francophones de la santé mentale, plusieurs remarques ressortent:

  • Dans le secteur de la santé mentale, les praticien·ne·s interrogé·e·s soulignent que le corps médical pour ce type de soins est « composé majoritairement de personnes blanches, appartenant à une classe sociale plus élevée ». Face à ce manque de diversité, les patient·e·s racisé·e·s, peuvent ressentir une honte, de la méfiance ou encore une peur de se faire juger, qui sont des éléments les dissuadant de consulter. 
  • L’approche clinique dominante se voulant universaliste ne fournit pas d’outils spécifiques pour traiter la charge raciale. Les professionnel·les se retrouvent alors face à un dilemme : aborder le racisme sans brusquer le·la patient↓e, tout en évitant que cette question reste ignorée dans la relation thérapeutique.
  • Il n’y a que très peu de sensibilisation aux thématiques liées au racisme. Les professionnel·les interrogé·es expriment un manque de légitimité à aborder la question du racisme, surtout lorsqu’ils n’y ont pas été personnellement confrontés. Ce sentiment s’accompagne d’une crainte d’être maladroit·e, ainsi que d’une prise de conscience des préjugés inconscients qui peuvent influencer leurs pratiques.

Tant que le racisme ne sera pas reconnu comme un véritable facteur de souffrance mentale et physique, ni les institutions ni les professionnel·le·s ne seront pleinement capables d’y répondre.

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