Alors que la ville d’El-Fasher est tombée après plus de dix-huit mois de siège, la communauté internationale feint la surprise. Pourtant, le massacre des civils soudanais n’a rien de nouveau. Pire encore, il s’est nourri du silence et des arrangements de ceux qui prétendent aujourd’hui le condamner.
Un massacre annoncé : le Soudan s’enfonce dans l’horreur
Depuis avril 2023, le Soudan est ravagé par une guerre entre l’armée nationale soudanaise et les Forces de soutien rapide (FSR), un groupe paramilitaire déjà tristement célèbre pour ses exactions. Ce conflit est devenu le théâtre d’une tragédie humaine d’une ampleur effroyable.
La chute d’El-Fasher, capitale du Darfour du Nord, le 26 octobre, marque un tournant. Après plus de dix-huit mois de siège, cette ville, dernier refuge pour des milliers de civils, a sombré sous la violence des FSR. Ceux qui tentaient de fuir ont été massacrés. Des images insoutenables de civils torturés, de familles exécutées, d’hôpitaux détruits circulent sur les réseaux sociaux. On apprend notamment que 460 personnes ont été tuées dans une maternité, preuve que ce ne sont pas des combattant·e·s mais bien des civil·e·s, femmes, enfants, personnes âgées, qui sont délibérément pris·e·s pour cibles.
Tout cela porte la marque du génocide. Les attaques ne sont ni accidentelles ni incontrôlées : elles répondent à une logique d’extermination. Et pourtant, cette tragédie ne surgit pas de nulle part : elle était prévisible, annoncée, et longtemps ignorée.
Des complicités bien connues : les coupables ne sont pas seulement au Soudan
Les massacres commis aujourd’hui par les FSR ne peuvent être compris sans regarder du côté de ceux qui les ont rendus possibles. Les Émirats arabes unis jouent ici un rôle central : ils financent, arment et soutiennent logistiquement les FSR, en échange d’un accès privilégié aux ressources soudanaises, notamment l’or.
Mais le scandale ne s’arrête pas là. Les États occidentaux portent une responsabilité indirecte mais incontestable. Des armes européennes, françaises, britanniques, bulgares ou canadiennes se retrouvent entre les mains des FSR via les Émirats arabes unis. Selon plusieurs enquêtes, des véhicules blindés émiratis équipés de systèmes français, issus des groupes KNDS France et Lacroix, ont été utilisés au Soudan. Ces transferts violent l’embargo européen sur les armes, qui interdit toute vente, fourniture ou transfert d’équipement militaire vers le Soudan.
Le plus grave, c’est que l’Union européenne le savait. Le journal italien Il Foglio a rapporté qu’en juillet, les renseignements américains ont averti la mission navale européenne Irini qu’un cargo parti d’un port émirati vers Benghazi transportait des munitions et des centaines de pick-up destinés aux FSR. Après inspection, le navire a pourtant été autorisé à poursuivre sa route. Cette inaction n’est pas un oubli : c’est une complicité passive. L’UE a fermé les yeux sur des livraisons d’armes qu’elle savait illégales, préférant ménager ses partenaires du Golfe au prix de milliers de vies civiles.
Le réveil tardif et hypocrite des puissances occidentales
Il aura fallu la chute d’El-Fasher et des dizaines de milliers de morts, pour que les dirigeants occidentaux se décident enfin à réagir. Le Conseil de sécurité de l’ONU, réuni en urgence le 30 octobre, s’est dit « profondément inquiet » face à l’escalade des violences, évoquant même des « exécutions de masse ». L’Union européenne, elle, a condamné la « brutalité » des FSR et promis d’utiliser « tous ses outils diplomatiques » pour trouver une issue pacifique.
Mais ces mots arrivent bien trop tard. La condamnation verbale ne suffit pas quand on a contribué, même indirectement, à armer les bourreaux. Les promesses de « mesures restrictives » ne sont que des formules creuses, destinées à masquer une absence totale de volonté politique. Pendant dix-huit mois de siège, les signaux d’alerte étaient clairs : famine organisée, bombardements quotidiens, population piégée. Tout annonçait le drame. Pourtant, aucun État européen n’a agi pour prévenir l’effondrement humanitaire.
Aujourd’hui, les capitales occidentales feignent la surprise, comme si ces massacres étaient soudains, comme s’ils n’avaient pas été la conséquence directe de leur passivité et de leurs calculs économiques. Cette hypocrisie est insupportable : condamner aujourd’hui, c’est tenter d’effacer les responsabilités d’hier.
Un récit médiatique qui dédouane les responsables
Depuis la chute d’El-Fasher, les médias se sont enfin emparés du sujet. Mais là encore, le traitement du conflit participe d’une forme d’effacement des responsabilités internationales. La plupart parlent de « guerre civile », comme si deux camps équivalents s’affrontaient pour le contrôle du pouvoir. Cette présentation est trompeuse.
Car ce n’est pas une guerre civile : c’est une guerre contre les civils. Certes, l’armée soudanaise du général Al-Burhan a elle aussi commis des crimes et abandonné la population du Darfour. Mais les massacres actuels relèvent d’une entreprise systématique d’extermination. Parler de guerre civile, c’est gommer la dimension génocidaire et surtout masquer l’implication d’acteurs extérieurs, notamment les Émirats arabes unis et, par ricochet, les États européens.
Ce récit médiatique contribue à déresponsabiliser les puissances occidentales, en présentant la tragédie comme une querelle interne entre factions soudanaises. Or, sans le soutien matériel, financier et diplomatique de leurs alliés, les FSR n’auraient pu mener ces offensives à cette échelle. En refusant de nommer ces complicités, on entretient le mensonge d’une communauté internationale impuissante, alors qu’elle est au contraire activement impliquée.
L’urgence d’agir autrement
L’heure n’est plus à la simple indignation. L’Union européenne, qui prétend défendre la paix et les droits humains, doit reconnaître sa part de responsabilité dans la tragédie soudanaise et cesser de soutenir, même indirectement, les acteurs du massacre. Les États membres doivent faire respecter l’embargo sur les armes, enquêter sur les transferts illicites, et sanctionner ceux qui en tirent profit.
Il ne s’agit plus seulement d’aider les victimes après coup, mais de cesser d’alimenter les bourreaux. Chaque cargaison d’armes tolérée, chaque silence diplomatique, chaque communiqué vide de sens pèse lourd dans le bilan humain.
Le Soudan ne meurt pas seulement de ses guerres : il meurt du cynisme de ceux qui regardent ailleurs.