La répression antifasciste : quand l’antifascisme devient un crime d’État

Aux États-Unis comme en Europe, l’étiquette « antifa » est en passe de devenir synonyme de « terroriste ». De la Hongrie à Washington, la désignation d’une mouvance antifasciste comme menace intérieure traduit un glissement inquiétant : celui d’États démocratiques qui, sous couvert de sécurité, criminalisent peu à peu l’opposition politique. Ce mouvement de répression s’inscrit dans une dérive plus large vers l’autoritarisme, où la contestation est assimilée à la subversion.

 

La désignation de l’ennemi : la manipulation du terme « antifa »

Avant d’en venir aux faits récents, il faut comprendre la portée symbolique d’une telle classification. Selon l’historien américain Robert O. Paxton, le fascisme, entendu largement, désigne une idéologie autoritaire et nationaliste prônant la suprématie de l’État et l’écrasement de toute opposition. À l’opposé, l’antifascisme est né comme une réponse directe à ces idéologies, un engagement militant contre la haine et les régimes totalitaires. Comme le rappelle Le Monde, le mouvement « antifa », souvent associé à une frange de l’extrême gauche, n’a jamais été une organisation structurée, mais plutôt une mouvance informelle réunissant des individus et des collectifs unis par un même rejet de l’extrême droite.

C’est précisément cette ambiguïté que les gouvernements populistes exploitent : en assimilant l’antifascisme à un danger national, ils inversent les valeurs démocratiques qu’ils prétendent défendre.

 

Hongrie et États-Unis : la criminalisation d’une mouvance

Le 26 septembre dernier, la Hongrie a publié un décret créant une liste nationale des « organisations terroristes », sur laquelle figure désormais « l’idéologie antifa ». Ce texte prévoit des sanctions financières contre les groupes concernés, et l’inscription de leurs membres sur liste noire, entraînant leur expulsion ou leur interdiction d’entrée sur le territoire.

Le Premier ministre Viktor Orbán a justifié cette mesure de manière pour le moins révélatrice. Dans une interview à la radio hongroise, il a déclaré : « Il faut dire que l’antifa et ses sous-organisations affiliées sont des organisations terroristes. Et sans qu’ils aient encore commis de crimes, avant qu’ils n’en commettent, des mesures doivent être prises à leur encontre. » Cette phrase résume à elle seule la logique orwellienne du régime hongrois : punir avant d’agir, criminaliser une idéologie au nom de la prévention. La dérive est d’autant plus grave qu’elle s’inscrit dans un contexte de durcissement global des politiques de sécurité, souvent au détriment des libertés publiques.

Quelques jours avant ce décret, le 22 septembre, Donald Trump avait signé un texte similaire aux États-Unis, après l’assassinat de Charlie Kirk, figure ultraconservatrice et proche de l’ancien président. Dans la foulée du drame, la droite trumpiste avait accusé l’ensemble de « la gauche américaine » d’avoir créé un climat de violence politique, parlant de « terrorisme intérieur ».

Le parallèle entre Washington et Budapest n’est pas fortuit : dans les deux cas, le pouvoir désigne un ennemi intérieur, instrumentalisant la peur pour museler la contestation.

 

Une dérive autoritaire : la menace pour le pluralisme politique

Au-delà de la question de l’antifascisme, ce mouvement de criminalisation vise en réalité le pluralisme politique, l’une des conditions essentielles de la démocratie. Assimiler les mouvements de gauche radicale à du terrorisme revient à délégitimer toute opposition.

Aux États-Unis, Stephen Miller, ancien chef adjoint du cabinet de Trump, a ainsi déclaré sur Fox News que le Parti démocrate constituait « une organisation extrémiste nationale ». Ce type de discours, en amalgamant militant·e·s et partis, prépare le terrain à une chasse aux sorcières politique : toute critique du pouvoir devient suspecte, toute dissidence, une menace.

Cette tendance dépasse les frontières américaines et hongroises. Elle gagne l’ensemble du continent européen, où la répression de l’antifascisme s’inscrit dans un mouvement plus large de dérive autoritaire. L’affaire récente de l’eurodéputée italienne Ilaria Salis en est une illustration saisissante. Militante antifasciste, elle avait été accusée par la justice hongroise de violences lors d’un rassemblement néonazi à Budapest en février 2023. Détenue dans des conditions qu’elle a qualifiées d’« inhumaines et dégradantes », elle a finalement comparu devant un tribunal en février 2024. En octobre 2024, la Hongrie a demandé la levée de son immunité parlementaire. Cette demande a été rejetée de justesse par le Parlement européen le 7 octobre 2025 : 306 voix pour, 305 contre. Ilaria Salis a salué cette décision comme une « victoire de la démocratie et de l’Europe antifasciste » : l’Union a temporairement résisté à la logique de répression. Mais la marge d’un seul vote souligne combien la bataille pour la liberté politique reste fragile.

Les réactions de la droite européenne à cette décision sont révélatrices du climat ambiant. Le PPE, principal groupe du Parlement européen, avait soutenu la levée de l’immunité. En Italie, Matteo Salvini a qualifié les actions de Salis de « criminelles », tandis que Nicola Procaccini, bras droit de Giorgia Meloni, a dénoncé une « grave violation de l’État de droit » à l’encontre de Budapest.

 

Un miroir inquiétant de nos démocraties

Si la victoire d’Ilaria Salis au Parlement européen peut sembler une lueur d’espoir, elle n’est qu’un sursis symbolique face à un mouvement de fond. L’Europe et les États-Unis, jadis berceaux du libéralisme politique, voient aujourd’hui leurs gouvernements utiliser les outils du droit pour bâillonner la dissidence.

Qualifier une idéologie antifasciste de terroriste, c’est nier la mémoire historique de ce que fut le combat contre le fascisme. C’est aussi affirmer qu’il n’existe plus de légitimité à s’opposer à l’extrême droite. Ce glissement sémantique et politique traduit une tendance plus profonde : celle de démocraties qui se ferment, de sociétés qui, au nom de l’ordre, sacrifient la liberté.

 

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